L’enfant lunaire

Le visage rond, le teint laiteux, Guillaume me fait penser à la lune.

Guillaume, c’est le nom que lui aurait aimé porter ; celui choisi pour lui par sa maman

ne lui plait pas. Originaire d’une contrée peuplée de marins, de soldats et de fées, il

chante fièrement les chansons traditionnelles de chez lui.

Arrivé à Toulon, il y a quatre ans, dans l’urgence, il fuyait son bourreau. Dans sa plus

tendre enfance, Guillaume a survécu à l’insupportable. Sa maman n’a pu le protéger

que tardivement par la fuite.

Quand je le rencontre, sa personnalité est troublée. Il est meurtri dans son corps

et dans sa tête. Son corps, fragilisé par une maladie du sang, garde longtemps les

empreintes des coups même les plus légers. Quand à ce qui se passe dans sa tête,

c’est le chaos.

Guillaume est comme une bouée qui se laisse emporter par le courant, il faut sans

cesse la ramener à nous et la raccrocher à la rive mais le nœud ne tient pas. Son

regard nous traverse comme si notre corps n’avait pas de consistance.

Pendant quatre ans, je vais rencontrer Guillaume régulièrement. Très rapidement, il

saura utiliser ses moments en y apportant des éléments de sa vie psychique qui le

travaillent. Et ensemble nous travaillerons à mettre du sens et de l’ordre, à structurer

son monde interne.

Voici notre aventure et comment nous nous sommes ensemble laisser porter par le

courant de nos pensées et associations d’idées pour l’aider à se construire.

LE SUIVI

Guillaume a commencé par me raconter son histoire. Il m’a fallu respecter son

rythme et comprendre ses sous-entendus. Il avait la projection facile et utilisait des

animaux en plastique pour dire son vécu et son ressenti. Très vite son bourreau est

mis en scène, il l’appelle par son prénom, nous dirons Romuald.

L’immobilité face à l’horreur

Dans une histoire, face à Romuald-la-vache, Guillaume imite le piaillement d’un petit

oiseau, "un oiseau qui a peur et ne veut pas bouger" dit-il en se callant au fond de

sa chaise. Lui qui bouge sans cesse et ne tient pas en place se retrouve soudain

immobile. Il parle au nom du petit oiseau, exprimant la violence de son agresseur. Et

quand je lui demande "qui est cette voix ?", il répond "c’est moi, Guillaume".

Se cacher pour se protéger

Le jeu avec les animaux se résume au fil des séances à des jeux de cache-cache

et nos échanges s’appauvrissent. Hors de ces jeux, Guillaume est agité, il touche

à tout et semble subir sa nervosité, son impulsivité. Il se tourne vers les animaux

en plastique comme s’il ne pouvait y avoir d’autre mode de relation avec moi à ce

moment-là.

A la fin d’une partie de cache-cache, Guillaume fait dire au cochon qu’il

interprète : "on était mort et on voulait plus parler". L’agressivité verbale augmente, le

cochon se transforme en loup et devient méchant, il fait mal aux autres.

Je nous sens dans une impasse : que faire de ces parties de cache-cache ?, que

veut-il dire qu’il n’arrive pas à me faire comprendre ? Avec le recul, je comprends

qu’il s’agit d’une transition. Guillaume a besoin de changer de support. Il va

désormais utiliser des personnages humains pour raconter ses histoires... son

histoire.

Pendant plusieurs séances, inlassablement, Guillaume va construire une maison

dans laquelle vont se cacher un fils et un père. La maison n’a aucune ouverture et

consiste en un amas de tout ce qui lui passe sous la main. Le père et le fils sont

ensevelis mais protégés.

De la protection à la punition

Dans ce décor de maison sans ouverture, une grande violence est mise en scène :

il est question de punition. "Le fils punit le père" dit Guillaume. Le bourreau de

Guillaume est un père, celui de sa petite sœur.

La prison n’est pas une solution envisageable. Quand je suggère cela, Guillaume

envoie tout valser.

Moi : "Est-ce qu’on a terminé pour aujourd’hui ?"

Lui : "Ce n’est pas fini, on va régler les comptes."

Guillaume remet de l’ordre et reprend l’histoire.

Le bourreau va être frappé, frappé par "le papi", par "le papa noël", par "le fils",

frappé à mort, ce qui permettra l’apaisement. "On est bien, il est mort" conclut

Guillaume.

Etre protégé pour grandir

Dans les séances suivantes, Guillaume continue ces "maisons-tas-qui-protègent" et

parallèlement, il met en scène des personnages qui grandissent.

Guillaume se questionne et me questionne beaucoup sur ce que nous faisons

ensemble dans le cadre de nos rencontres. Nous entrons dans une nouvelle phase

de transition où Guillaume a besoin de faire une pause.

A retour des vacances d’été –qui sont arrivées à point nommé dans nos rencontres- Guillaume recommence à construire ces maisons sans ouverture sur lesquelles

il entasse tout ce qu’il trouve afin de mieux protéger les personnes qui sont à

l’intérieur.

Tout cela commence à me paraître stérile.

De la protection au sentiment de sécurité

J’essais d’introduire l’histoire des Trois Petits Cochons. L’histoire est racontée par

moi en même temps que jouée par Guillaume. Il construit la maison de paille puis

la maison de bois et la maison de pierre avec des objets de fortune. Il met en scène

l’histoire avec les animaux en plastique.

La maison de paille et la maison de bois ne résistent pas à l’agresseur. La maison

de pierre, au contraire, protège bien, les trois petits cochons s’y sentent en sécurité.

Cette maison-là n’est pourtant pas une "maison-tas", elle a des murs, un toit, des

ouvertures.

Petit à petit, le sentiment de sécurité s’intériorise. Je fais des liens entre cette histoire

et son histoire et je lui parler du "grand-méchant-loup-Romuald". Il me regarde dans

les yeux –ce qui arrive peu souvent- et me répond sur un ton très assuré comme s’il

soulignait la pertinence de mon propos : "t’as juste".

Guillaume se met à dessiner des maisons, elles vont souvent par deux. Il les

découpe, les colle, les rassemble. Est-ce la maison de maman, ici et la maison de

papa, là-bas ? Est-ce lui qui cherche à se rassembler, à coller son vécu passé à son

vécu présent ?

Vivre l’instant présent

Guillaume a déjà bien avancé, petit à petit il se construit en même temps qu’il

construit des maisons et des histoires. Il est encore très dispersé, souvent

déboussolé, comme envahi par des pensées qui l’empêchent de penser. Le passé

le hante. Et, en même temps, il s’accroche au calendrier cherchant des repères,

mémorisant des dates, maîtrisant le temps. L’avenir l’attire.

Nos rencontres se diversifient. Nous avançons de front sur plusieurs chemins.

Parfois nous débroussaillons et nos échanges sont confus, peu cohérents puis nous

nous rendons compte que des chemins se croisent. Guillaume fait beaucoup de liens

entre nos rencontres. Avant mon départ en congés de maternité, il termine tout ce

que nous avons commencé. Il sait se laisser guider et il sait aussi nous mener là où il

veut.

Vers plus de légèreté : se rassurer encore

Contes classiques et marionnettes vont nous aider un temps dans notre

cheminement. Trois types d’histoires vont se mêler : les histoires racontées par

les contes, les histoires inventées grâce aux marionnettes et l’histoire de la vie de

Guillaume. Les histoires des contes vont permettre l’identification et les histoires des

marionnettes, la projection et, petit à petit, le sentiment de sécurité se renforce et

s’intériorise.

Juste avant mon départ, Guillaume souhaite refaire l’histoire du fils protégé d’un

méchant père qui lui veut du mal. Cela fait très longtemps que ce thème n’est plus

revenu aussi directement. Guillaume construit une maison qu’il veut solide mais il n’y

a plus cette charge angoissante qui l’envahissait autrefois, il chantonne et quand –

patatras- le toit s’effondre, il en plaisante. Je pars rassurée en congés de maternité.

Renouer avec le passé, se projeter dans l’avenir.

Parallèlement, au cours de nos rencontres, nous parlons de plus en plus de sa

famille. Ce n’est que très progressivement que cela a été possible.

Les procédures pour retrouver et juger le bourreau sont toujours en cours,

alimentées par une maman qui tient maladroitement son fils au courant. Des

hommes passent dans la vie de cette maman qui ne sait pas toujours bien

s’entourer. Elle permet toutefois à son fils de rétablir un lien avec son père et ses

origines. C’est important pour Guillaume qui attend avec impatience les vacances

passées chez son père, il compte les jours en regardant le calendrier.

S’inscrire dans l’ici et maintenant

Je m’absente quelques mois et je retrouve un Guillaume épanoui et amoureux. Il me

parle de sa petite fiancée avec un romantisme attendrissant : "Elle m’appelle son

Roméo et je lui dis ma Juliette".

Cette histoire tourne mal sans que je comprenne pourquoi. Guillaume grandit, il

s’ancre dans la réalité. Il peut désormais dessiner sa famille, construire un arbre

généalogique, parler de sa vie à Toulon et de sa vie chez son père.

Un avant goût de notre séparation

Guillaume parle de partir, de retourner là d’où il vient. Sans que je m’en rende

compte, il prépare la fin de nos rencontres. Lui-même n’en a probablement pas

conscience. Un jour, il m’offre un cadeau ce qui nous propulse dans un autre

cadre. Les rencontres suivantes seront très conventionnelles, très centrées sur

l’événementiel.

Un départ précipité

Guillaume a beaucoup changé. Il est plus posé, plus ancré dans la réalité. Un beau

jour, au détour d’un rendez-vous de routine, la maman de Guillaume nous fait part

d’un déménagement imminent. Guillaume retourne auprès de son papa.

Notre travail ensemble n’est qu’une des mailles du filet qui l’a aidé à se rattacher à la

rive. Je le crois suffisamment solide maintenant pour passer d’une rive à l’autre sans

se laisser emporter par le courant, même si son départ est précipité et son arrivée

dans sa région d’origine peu préparée.

* * *

Voici le récit d’un suivi très investi. Guidée par mon intuition, j’ai offert à Guillaume

mon psychisme pétri de théories oubliées et je lui ai permis d’y faire rebondir ses

pensées jusqu’à ce qu’elles prennent forme et sens pour lui.

Claire MARIE-RODA 2005